Entretien
Avec Valérie Lesort et Christian Hecq
Christian Hecq et Valérie Lesort évoquent la façon dont ils ont adapté le roman de Jules Verne et créé ce spectacle « hybride », pour acteurs et marionnettes.
L’imaginaire, du roman au plateau
Christian Hecq. Cette création est une étape importante dans mon parcours au sein de la Maison [NDLR La Comédie-Française]. C’est Éric Ruf, à la naissance du projet, qui a proposé que les comédiens soient aussi manipulateurs, et je suis heureux de leur transmettre ma passion pour l’art de la marionnette. J’y retrouve le plaisir d’une forme expérimentale, une invention en commun. Il y a une dimension imaginaire forte dans ce roman, et rien de tel que le théâtre d’images pour la représenter sur scène. Nemo, le Nautilus, le poulpe géant, on a besoin de fantastique, de ce théâtre noir où les objets sont en suspension. C’est cette part d’imaginaire que l’on a projetée dans les marionnettes.
Valérie Lesort. L’adaptation reste fidèle à l’histoire mais nous en donnons notre version, notre vision.
On a tiré des fils pour développer les personnages, inventé des situations pour faire exister sur le plateau l’ampleur de cet incroyable voyage. Et on a ajouté pas mal d’humour…
CH. … parce que l’on ne peut pas s’en empêcher ! Aussi intéressants que soient les personnages à la lecture, ils restent assez monolithiques, sans situations suffisamment fortes théâtralement pour que l’on puisse partir de leurs seules relations dans le sous-marin. Conserver la fonction du narrateur, en voix off, était important pour faire des raccourcis entre les séquences, exprimer ce temps qui passe, les pays traversés.
VL. Jules Verne nous laisse finalement très libres, et l’on a rebondi sur les nombreux mystères qu’il y a dans le roman, particulièrement autour de Nemo. Jules Verne a dévoilé son identité dans un passage de L’Île mystérieuse que nous avons intégré, moins pour expliquer sa colère que pour affiner sa personnalité complexe. Nemo est un personnage attachant, il développe des pensées magnifiques sur la mer. Il n’en reste pas moins que s’il se coupe du monde, c’est pour le conquérir.
CH. Là réside son intérêt dramatique. Je n’aime pas les personnages lisses au théâtre. Ce misanthrope cyclothymique est aussi un grand humaniste qui défend les minorités, ces « sauvages » qu’il appelle les « naturels », et un grand écologiste. C’est également le mythe du savant. Le livre regorge de trouvailles, comme l’anticipation des applications de ce que l’on commençait à connaître sur l’électricité.
VL. La difficulté a été de traiter les rares propos scientifiques qui peuvent être considérés aujourd’hui comme des erreurs. Les modifier aurait faussé l’esprit visionnaire de Jules Verne qui fait aussi la poésie de l’oeuvre. Nous avons privilégié le point de vue visuel : la magie des machines prend le dessus. L’idée a été de conserver une dimension expérimentale.
CH. Le grand mystère est aussi celui de l’équipage. Comment Nemo a-t-il pu réunir malgré son despotisme une telle troupe de matelots, qui se sont isolés du monde, de leurs familles ? J’y vois une sorte de secte avec un ramassis de « branques » qui suivent les ordres comme ils le peuvent. Dans le roman, ils sont nombreux et pourtant pratiquement inexistants. Nous en avons fait un seul personnage, le second, que l’on a appelé Flippos.
Marionnettes en jeu
CH. J’ai été initié à la manipulation chez Philippe Genty, avec lequel Valérie a également travaillé. Après avoir goûté à cette pratique, je désirais mêler les marionnettes à des personnages vraiment incarnés. Dans ce spectacle, chacun appartient à un univers bien distinct : celui des hommes, celui des animaux.
VL. Le fait que les acteurs manipulent les marionnettes et jouent des personnages implique un rythme très physique et ultra rigoureux. Les changements de costumes et de marionnettes se font en quelques secondes dans le noir complet. C’est un travail d’équipe formidable avec les techniciens et les habilleuses. Hormis l’araignée de mer, qui est une marionnette hybride, moitié homme, moitié-marionnette, la méduse et le poulpe géant, ce sont principalement des marionnettes à gaine, manipulées par la main glissée dans le corps.
CH. Ce sont ces marionnettes que je préfère car il y a un contact direct. Si le courant actuel est de laisser le manipulateur à vue – j’ai moi-même appris ainsi –, nous avons opté pour le théâtre noir, où le système d’éclairage efface le manipulateur. La marionnette est un instrument de jeu incroyable qui prolonge le corps de l’acteur. Jusqu’où peut-on pousser ses limites dans l’expression du mouvement ? Cette recherche m’a toujours intéressé. On travaille avec des marionnettes extrêmement légères qui offrent une vélocité et une désarticulation que le corps ne peut exécuter. Je parle souvent de « dynamo-rythme » à propos de la faculté de reproduire la rythmique d’un être. Ici, pour les poissons, c’est un mélange de mouvements lents et rapides, exécutés de façon apparemment aléatoire. C’est un spectacle d’images où les poissons peuvent faire une sacrée concurrence aux acteurs. Au début du travail, rester dans l’ombre pouvait sembler déstabilisant pour les « manipulacteurs». Ce malaise a très vite disparu. Ils ont trouvé une connivence avec leurs marionnettes, et compris qu’elles aiment qu’on les regarde, parfois même comme de vieux clowns cabots…
L’illusion des profondeurs
VL. Le monde sous-marin a un grand pouvoir de fascination. On connaît finalement peu ces profondeurs, bien moins que l’espace. En tant que plasticienne, j’ai dernièrement sculpté de gros animaux marins pour Bloom, une association spécialisée dans la préservation des océans profonds. J’aime énormément la mer, c’est là que je me sens le mieux, et comprends cette vie à laquelle aspire Nemo.
CH. Moi, je me sens bien dans le sous-marin dont la technologie me passionne, comment on le conduit, les tuyaux… En revanche, je suis presque phobique de la méduse et de ces êtres dont les formes et la façon de se mouvoir me dégoûtent et en même temps m’obsèdent.
VL. Il y a une multitude de catégories de poissons. La façon dont les acteurs leur ont donné une personnalité dès les premières répétitions est incroyable – ils n’en sont pas pour autant humanisés. D’ailleurs, du point de vue de la conception et de la construction, nous sommes avec Carole Allemand dans une démarche la plus réaliste possible car la poésie surgit après, naturellement.
La première étape consiste à les modeler en terre puis à les mouler en plâtre et enfin à effectuer les tirages, ici en mousse de latex. Pour les couleurs, l’univers de Georges Méliès a été inspirant, comme celui d’Ernst Haeckel, un scientifique contemporain de Jules Verne qui a dessiné de magnifiques méduses et poissons.
CH. Cette finition crée une atmosphère un peu inquiétante essentielle à la crédibilité de la situation dans le sous-marin. Ce qui est passionnant, c’est de chercher à faire vivre ce monde des profondeurs, ces poissons qui font aussi l’histoire de 20 000 lieues. Comment jouer l’eau au théâtre ? Nous avons catégoriquement refusé la projection vidéo. Toute la magie est là, la difficulté aussi…
VL. Il a fallu trouver des systèmes pour donner la sensation de l’eau. Cela passe par le décor, le son, les lumières, le jeu des acteurs, des matières qui flottent… L’enjeu est d’être dans l’eau, une heure et demie durant.
Propos recueillis par Chantal Hurault, juillet 2015